Cette histoire que je ne vous ai jamais racontée...

Hello !

Si vous lisez ces pages depuis un moment, vous avez dû repérer des indices. Ca et là, j'ai glissé quelques mots sur la prématurité et sur le deuil périnatal. Lundi, c'était la journée de la prématurité en France (et ailleurs), mais comme le veut la tradition (!) je suis à la bourre pour vous en parler. Alors j'ai décidé de vous raconter une histoire. Ce texte, je l'ai écrit en avril 2012, mais vous comprendrez que je l'ai actualisé avec la suite. Je l'ai écrit avant de vivre aussi, plusieurs semaines en néonat pour mon bébé un peu spécial. Je l'ai écrit parce que je venais de perdre ma nièce et que, même si la douleur des parents est infiniment plus grande, je ne savais pas comment faire sortir ce trop plein de peine.

Bonne lecture.

Perdre un enfant... et puis renaître !

C'est l'histoire d'une jeune femme enceinte, M. Elle vit le grand amour et un mini-bonheur pointe le bout de son nez...

M. vit avec le frère de mon homme. Nous ne nous connaissons pas. Une famille compliquée nous éloigne. Mais les deux frères se manquent.
Jusqu'à 6 mois de grossesse, tout va bien... Bébé bouge, maman se sent bien, elle a des envies, elle prépare le nid pour accueillir correctement cet enfant, une petite fille !
Et puis, maman se fatigue, sa tension monte, le bébé grossit peu et mal... Inquiets, les médecins hospitalisent M. dans un des centres les plus à la pointe en France. Sous surveillance, le bébé ne grossit presque plus, la maman commence à s'inquiéter... On décide de faire naître cet enfant, beaucoup trop tôt mais c'est nécessaire, il faut les préserver toutes les deux !

Le 12 décembre 2011, à 27 semaines de grossesse, en début de soirée, les choses s'accélèrent. La maman est emmenée au bloc. C., le papa, est à plus de 100 km. Lorsqu'il arrive, L. est née. Elle pèse environ 600 grammes.
La césarienne a été éprouvante, la naissance aussi. Le papa est autorisé à la rencontrer, derrière les parois de la couveuse, branchée de toutes parts. La maman ne pourra la voir tout de suite, mais seulement le lendemain.

M. est l'une des jeunes femmes les plus fortes que j'ai rencontrée. Un petit bout de bonne femme d'1m50, de 24 ans qui a vécu des choses particulièrement difficiles mais qui brille par sa maturité et sa capacité à voir les choses positives dans chaque moment de la vie !
Je fais sa connaissance juste après l'accouchement et elle m'impressionne. Elle parle de sa fille comme de leur "graine d'amour", leur petite princesse qui se bagarre...

Cette toute petite graine lutte de toutes ces forces mais elle est faible. Certains organes ne sont pas prêts à assurer leur rôle. On l'opère des intestins (fréquent chez les grands prématurés) mais elle tient le coup. Les reins eux sont très fragiles... Ils ne filtrent pas son sang. Aux aguets, équipe médicale et parents échangent plusieurs fois par jour, élaborent des plans, puis recommencent.

Le 25 décembre, M. appelle la « réa » pour avoir des nouvelles. Nous qui avions réussi à lui faire admettre qu'il fallait qu'elle quitte ces couloirs quelques heures, pour prendre l'air, profiter d'un repas en famille...

Une pédiatre au bout du fil demande aux parents de monter dire "adieu" à leur bébé. M. s'effondre dans mes bras, nous partons tous sonnés à l'hôpital.
Une fois là-haut, dans ce service ultra sécurisé, notre L. se bat. Ses reins commencent à fatiguer, ne filtrent presque rien, et son sang s'intoxique en se chargeant d'urée. Mais on ne dialyse pas un bébé de ce poids. On lui injecte d'autres médicaments censés la faire uriner... Chaque goutte qui tombe dans la poche est un miracle. Nous sommes tous pendus à ces quelques millilitres d'urine pendant quelques jours !

Mais chaque heure est un défi pour la petite... Souffre-t-elle ? Se rend-elle compte de ce qu'il se passe ? Des bruits qui l'entourent ? Des infirmières et pédiatres qui s'en occupent 24h sur 24 ?
Au quotidien, elle fait des frayeurs aux médecins, à sa famille, mais surtout à ses parents... Elle se relève, se reprend et recommence à se battre, pour quelques heures...

Le 5 janvier, cette petite crevette terrorise tous ceux qui l'entourent. C'est l'arrêt cardiaque. Elle est ranimée, ses parents sont assommés.
Toute la famille se réunit dans le couloir de la "néo-nat". Et là, surprise ! Nous sommes autorisés à aller la voir, tous, un par un, après un passage dans le vestiaire, le lavage poussé des mains, l'enfilage de la blouse, le masque...

Mon beau-frère prétexte que je suis sa soeur et à mon tour, j'entre dans cette forteresse pour enfants nés trop tôt. Je rejoins la couveuse de L.avec son papa, fatigué mais ravi de me la présenter...

Elle est minuscule. C'est un véritable choc ! Sa peau est tendue (elle est enflée à cause de l'urée qui commence à empêcher ses poumons et son cœur de faire leur travail), elle est transparente.
Pourtant, elle est magnifique ! Elle ressemble déjà à ses parents, de grandes mains, un petit nez retroussé. J'ai le droit d'ouvrir la couveuse pour la toucher. Je sens sa petite peau, si douce. Je dois la chatouiller car elle entrouvre un œil puis le referme. Elle est sur un matelas en eau, donc chacun de mes mouvements est mesuré.

Tout est contrasté : elle est si petite et tout ce qui l'entoure est imposant. Les machines font un bruit répétitif et assourdissant. Son tout petit corps est relié à des kilomètres de fils, des pompes, des perfusions, des capteurs...
L'ambiance est glaciale, médicale, pourtant les noms des enfants sont brodés sur chaque couveuse par des bénévoles, les couveuses sont chaudes et confortables. La lumière est partout.

Sur sa tête, mes doigts passent en l’effleurant. Je lui dis qu'on l'aime, qu'il faut qu'elle fasse pipi, qu'elle est forte. Je joue mon rôle d'éternelle "costaud", son père n'a pas besoin de voir que je voudrais arracher ses fils et la prendre dans mes bras, l'emmener dehors pour qu'elle voie la lune.
Je pose des questions "à quoi ça sert ?", "c'est quoi ce fil"...
Elle a vu beaucoup de monde aujourd'hui, laissons-la se reposer...

Lorsque nous sortons, je sais.
Je sais pourquoi nous avons pu la voir alors que jusqu'ici, même une peluche ne pouvait pas entrer dans la couveuse.
Je sais pourquoi on laisse les parents émerveillés nous raconter les nouvelles du jour.
Je regarde mon homme et dans nos yeux, nous savons.
Nous savons qu’un de ces jours, après un énième arrêt cardiaque, elle va partir se reposer, enfiler ses ailes et rejoindre son nuage.

Pourtant, le lendemain, lorsque nous rejoignons ses parents pour les emmener auprès d’elle, l'espoir nous fait tenir. Elle ne peut pas partir, elle est bien trop forte. Avec mon homme, nous passons le temps sur la route à échanger de choses qui n'ont rien à voir. Peut-être que l'on sait déjà.
Lorsque l'on arrive, mon chérisort de la voiture pour prendre son frère dans ses bras, il est effondré. Le temps que je sorte à mon tour, je sais. Elle est partie… Et là, une seule chose nous habite, nous hante...
Comment M. et C. vont pouvoir supporter cela ?
Je trouve M. anéantie, sanglotant dans un coin. Elle respire difficilement, ne parle pas, on dirait qu’une onde de choc a traversé son corps. Elle qui le matin même tirait son lait pour le lactarium, elle qui appelait toutes les 3 heures la « réa » pour avoir des nouvelles… Elle n’est plus qu’un spectre, elle n’a plus de forces, je la sens vide et le pire, c’est cette sensation de ne rien pouvoir faire pour apaiser leur peine ! Mais comment allons-nous faire pour les accompagner vers cet enfer ?
La force de la famille, ses sœurs qui la prennent tour à tour dans leur bras, les larmes de tous... La maman est fragile, elle ne doit pas lâcher prise. Il lui reste à dire au revoir à sa fille et c’est crucial.
Son papa arrive (le grand père de L.). Il n'a pas le temps de sortir de la voiture qu'il a compris. Lui qui a perdu un fils il y'a longtemps se met à pleurer... Nous nous relayons autour des parents. Dans nos bras, le ton passe de la colère à la tristesse.

Puis il nous faut partir, pour la dernière fois, à l'hôpital. Dans la voiture, pas un mot. Quelques larmes seulement.
Nous arrivons devant la porte sécurisée. Deux infirmières ont préparé la petite. Elles ont débranché les nombreux fils, habillé l’enfant, l'ont nettoyée. Elles attendent les parents. Pour dire au-revoir, pour les accompagner dans le pire. Nous autres restons dans le couloir, en silence. D'autres personnes arrivent, c'est toute une famille qui se rassemble dans la peine, autour de parents qui vont devoir surpasser le pire.
Ils ressortent quelques minutes plus tard, anéantis. La pédiatre qui les a accompagné pleure, les infirmières ne retiennent pas leurs larmes. Pour l'équipe soignante aussi, c'est un drame. M. a enfin pu prendre sa fille dans ses bras. La porter comme une maman, près d'elle, contre son corps. Ces étapes, nécessaires pour le deuil, elle ne les regrette pas. Au contraire, elle aurait tellement voulu l'avoir plus longtemps contre elle.
De retour vers nous, les infirmières commencent à poser des questions douloureuses. "Cercueil", "enterrement", "cimetière", tous ces mots impensables pour des jeunes parents qui justement, vont avoir des responsabilités en décidant tout cela.
M. dira : pas d'église, un enterrement vers chez nous, dans le sud. C. est d'accord. Le petit corps doit donc être transféré, il faut lui dire "adieu".
Après ces dernières minutes très difficiles, nous arrivons à rentrer chez une sœur de la maman. Nous improvisons un pique-nique. Il faut manger, dormir. Nous appelons SOS médecin pour M., qui va avoir des somnifères. Elle est épileptique, ce n'est pas le moment de faire une crise.
Nous sommes le 6 janvier, L. avait 25 jours.

Depuis cette date, nous ne regardons pas les étoiles de la même façon.

Comment cette tragédie peut s'abattre sur un jeune couple ? Comment le destin ou quoi que ce soit peut avoir des vies entre les mains et décider soudain de tout briser ? Comment peut-on se remettre de cette épreuve ?

M. et C. le font, un peu chaque jour. Avec dans le cœur l'odeur de L., la douceur de sa peau.

Et la coquine se permet même de leur envoyer des surprises depuis son ciel. Elle a planté une nouvelle graine d'amour dans le ventre de sa maman et toute sa famille, à qui elle manque tant, se réunit autour de cette belle nouvelle. Cet enfant va bien, cela fait 5 mois qu'il pousse au chaud dans le nid que Lou avait façonné. Même si la maman est suivie, les médecins sont confiants, ils vont bien...
Et L. depuis son nuage, nous observe et doit se dire qu'elle a accompli des miracles. Elle n'a plus mal, elle peut enfin dormir sans bruit, sous son arbre, en compagnie des écureuils qui veillent sur elle dans son jardin.

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La petite sœur de L. a aujourd'hui 2 ans. Elle aussi est née trop tôt, mais rien de comparable à la prématurité de sa sœur. Ses parents vont bien et sa maman est même très impliquée dans l'association SOS Préma.

Ce texte, écrit il y'a 2 ans, je le relis aujourd'hui avec un éclairage nouveau. Celui d'avoir retraversé ce champ de bataille en tant que parent cette fois-ci. Oh attention, je ne compare pas les 2 histoires, bien au contraire ! Notre bébé est né quasiment à terme, c'est un bébé qui n'avait besoin que de quelques heures de mécanique pour survivre. Il ne nous a jamais fait de frayeur énorme comme un arrêt cardiaque.
La difficulté est plutôt d'avoir retraversé ces fameux couloirs 2 ans après tout pile (L. est née le 12 décembre, mon fils le 9). Elle se trouvait dans la salle de réa 1, lui aussi. Autant vous dire que lorsque je suis descendue le voir à cette même date, à 3 couveuses de ma rencontre avec ma nièce, je ne savais même plus pourquoi je pleurais ! Je n'oublierai pas non plus la sensation terrible de notre Rdv avec le pédiatre il y'a quelques mois, alors que j'étais encore enceinte, qui nous détaillait les suites de la chirurgie du bébé et nous expliquait qu'il allait intégrer la "réa néonat", qu'il allait nous montrer le service. Je me souviens de cette impression que le sol de son bureau s'ouvrait sous mes pieds, me souvenant du moindre détail de ce que j'y avais vu 2 ans avant. Nous lui avons expliqué, il se souvenait et à bien compris que ce n'était pas simple pour nous d'y remettre les pieds...

Je n'ai pas beaucoup raconté l'histoire de ma nièce lorsque je parlais avec d'autres mamans dont les enfants bataillaient dans leur couveuse pour survivre. J'ai par contre retrouvé chez toutes ces femmes, quelle que soit leur origine ou leur parcours, la même force et surtout le même espoir que celui de M. Chacune s'accrochant à des millilitres d'urine, des quantités d'oxygène poussées dans les poumons, des doses de médicaments qui diminuent, des phrases des soignants...
La majorité des bébés qui se trouvent ici sont des prématurés. Nous autres, parents de bébés "chirurgicaux" nous rendons bien compte que le poids de nos enfants ou leur condition de santé, n'ont rien en commun avec ces crevettes. Le plus petit de ces bébés, admis durant ces quelques semaines, pesait moins de 350g. Je ne sais pas comment il va aujourd'hui.

Un petit A est né le 23 décembre à moins de 25 semaines. Sa maman, qui en était à sa 4ème FIV (la dernière) a commencé à venir tirer son lait rapidement pour pouvoir le donner à son fils le plus vite possible, dés qu'il pourrait le boire. Perdue, mais convaincue que tout irait bien, elle bataillait avec sa montée de lait. Nous avons beaucoup échangé, elle a beaucoup pleuré. Nous nous sommes recroisées plusieurs fois. Je lui ai parlé de ma deuxième nièce qui va bien, mais jamais de L. Son bonhomme pesait encore moins lourd qu'elle... Le diagnostic médical était calamiteux mais elle s'accrochait aux fameux "6 premiers jours" qui sont donnés comme "critiques". Le 7ème jour, le sourire est revenu sur ses lèvres, convaincue que c'était bon signe.
Cette fille éduquée, cultivée, sympa, drôle, je l'ai croisée le 31 en fin d'après-midi. Son enfant est décédé dans la nuit suivante. Je ne la reverrai plus. J'ai juste son nom, juste le prénom de son enfant. Entre mamans, nous ne parlons que très peu de nos vies en dehors, nous connaissons les prénoms de nos enfants et leur état de santé du jour. Je souhaite juste que, comme M., elle prenne contact avec les associations, qu'elle traverse cet océan de peine doucement et que, dans quelques temps, la vie lui envoie une surprise qui plaque un nouveau sourire sur son visage.

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